En cette
période pré-électorale voici un petit texte rédigé et publié ici-même par
épisodes il y a une dizaine d’années. Il n’a en rien perdu de son acuité me
semble-t-il.
Nous sommes
souvent appelés à valider une décision grâce à l’expression d’une majorité de
suffrages.
Cette méthode
de validation des options est tellement encrée dans notre paysage intellectuel
que nous sommes rarement amenés à nous interroger sur sa légitimité. Au fond,
comme il semble évident que la raison des plus nombreux est toujours la
meilleure, la légitimité de l’utilisation du vote n’est jamais remise en
question.
Pour le dire
autrement le résultat d’un vote, s’il est libre et régulier, nous semble
nécessairement le meilleur choix possible… Il semble même que ce soit la seule
expression rationnelle de la volonté collective.
Le vote est
perçu comme la seule expression possible et indépassable de la démocratie.
Il faut bien
reconnaitre que le vote est pratique. Il
suffit de voir une bande d’enfants l’employer naturellement pour décider s’ils
vont jouer à colin-maillard ou à cache-cache pour toucher du doigt la terrible
efficacité de sa simplicité. L’école primaire nos chers petits ont déjà compris
qu’il convient de l’utiliser, voire de le manipuler.
Nous pouvons
observer que le vote intervient parmi les enfants quasi spontanément quand il
n’y pas consensus, c'est-à-dire, en pratique, quand il y a désaccord ou
possibilité voire suspicion de désaccord. En effet, quel est l’intérêt
d’appeler au vote si l’on sait d’avance que tout le monde est du même avis ?
C’est bien lorsque qu’il y a divergence d’opinion que le vote semble
avantageux, qu’il parait servir à quelque chose.
Une suspicion
naturelle nous assaille d’ailleurs lorsqu’un suffrage conduit à une
quasi-unanimité. Nous supposons alors, souvent avec raison, quelque truquage ou
quelque manipulation.
Nous voyons
donc bien que le vote est censé être utile uniquement lorsqu’il s’agit de
décider dans une situation où les gens ne sont pas d’accord et, à la condition
qu’il s’exerce sans contrainte, nous acceptons volontiers sa sanction.
Nous nous
trompons car la question de la légitimé du vote se pose dans son principe même.
Présenté comme universel et indépassable le système du vote pose pourtant de
nombreux problème.
Contrairement
aux apparences et à une croyance tenace, l’expression du vote n’est pas
logiquement et mathématiquement le meilleur moyen d’exprimer la volonté
collective. En fait, il n’a de légitimité dans un seul cas limite, celui où il
n’y a que deux options possibles, un seul vote (c'est-à-dire pas de votes
successifs), et un corps électoral homogène. Dans tous les autres cas le suffrage
majoritaire n’est jamais la meilleure expression de la volonté des votants
Il est facile
de constater que ces conditions ne sont pratiquement jamais atteintes dans le
monde réel, en effet :
- Il y a
quasiment toujours plus de deux options offertes... notre monde n’est pas binaire,
s’il faut collectivement choisir entre jus de pomme, jus de goyave, jus d’orange
ou eau fraiche, voter ne sert à rien.
- le vote
s’inscrit dans une temporalité, une succession de choix dont les précédents
influent sur les suivants… lors d’élections politiques, c’est la succession des
suffrages qui détermine le résultat.
- Le corps
électoral, « le peuple », n’est pas homogène mais ses opinions, ses
appartenances et ses goûts sont multiples voire variables… les groupes radicaux
les plus minoritaires prennent en otages les grandes masses.
- Le vote en
vient à être utilisé même lorsqu’il qu’il n’est pas nécessaire… lorsque les options ne sont pas
incompatibles, il n’est pas nécessaire d’imposer le choix de la majorité.
Dès lors, les
élections conduisent systématiquement à un choix sub-optimal. Pire encore, au
fur et à mesure que les systèmes réels dits démocratiques évoluent, ils
s’éloignent de ces conditions « idéales ».
C'est-à-dire
que les choix possibles sont de plus en plus nombreux et complexes, que
l’historique des suffrages précédents pèse de plus en plus lourd sur le
suffrage en cours et, pour finir que le corps électoral se fragmente en corps
de plus en plus petits, nombreux, complexes, aux valeurs divergentes souvent
antagonistes.
De fait, dans des
conditions réelles, les résultats des votes tendent à s’éloigner dans des
proportions de plus en plus grandes des aspirations de chacun et surtout de
l’intérêt du plus grand nombre. Vous comprenez pourquoi la seule institution à
s’être élevée en 1848 contre l’implémentation du suffrage universel a été
l’Académie des Sciences qui avait déjà en sa possession tous les outils
théoriques pour percevoir l’inanité de ce système sans avoir sur ce thème, à
l’époque, les idées préconçues stérilisantes d’aujourd’hui.
*
Un deuxième
problème posé par le vote majoritaire est sa totale inadéquation aux nouvelles
réalités sociologiques et politiques. Les multi-appartenances politiques, les
corpus électoraux multi ethniques, le nomadisme des citoyens devant les grands
thèmes politiques et sociaux voir le zapping idéologique et le « cherry-picking
» conceptuel conduisent à vider de leur substance les deux piliers du système
que sont la délégation de pouvoir et la représentation.
Pour à peine
caricaturer, les représentants tendent à ne représenter qu’eux même et les
représentés se sentent dépouillé de toute possibilité d’influer sur les
décisions. Ce sentiment est accentué par la reproduction sociale, l’entre sois
et le népotisme d’une caste financiaro-politico-médiatique dont la principale préoccupation
est de développer son emprise.
Les thèmes proposés
aux suffrages que ce soit directement ou pire par l’intermédiation des partis
ne correspondent pas aux réalités concrètes souhaitées par les électeurs. L’accusation
d’être « hors sol » lancées contre les dirigeants n’est pas liée à un
phénomène conjoncturel, mais est le résultat d’une évolution naturelle.
De plus, les
systèmes de vote majoritaires ne peuvent pas réguler les espaces politiques
dans lesquels les supposées différences sont irréductibles à courte échéance.
Prenez, par exemple, l’impossible démocratie en Irak ou en Asie Centrale où la
prise de pouvoir par la majorité des uns a conduit purement et simplement à
l’annihilation de la minorité des autres. Il existe un certain nombre d’autres
exemples notamment en Afrique sub-saharienne ou l’application dogmatique du
principe majoritaire en antagonisme avec les réalités historico-ethniques a déjà
conduit à de terribles massacres.
*
Le système
majoritaire pose un troisième problème, à mes yeux encore bien plus sournois
que les deux premiers. Je veux évoquer ici la confusion de la fin et des
moyens.
Les modes de
gouvernement ont été totalement phagocytés par ce procédé au point que la
sélection des élites, le vote des lois, les prises de décisions sur les grands
choix collectifs par la majorité des votants sont devenues, comme je le disais
précédemment, de simples synonymes de démocratie. C'est-à-dire que le moyen (le
vote) pérennise sans quasiment aucune possibilité de remise en question les
fins (les décisions et le choix des élus).
Pour le dire
autrement, l’équation « vote » égale « démocratie » est tellement encrée dans
les esprits que toute critique du vote est aujourd’hui assimilée à une prise de
position à caractère totalitaire.
Pourtant il ne
nous est pas difficile de comprendre qu’il existe une profonde différence entre
le probablement nécessaire système de sélection des gouvernants et des
législateurs d’une part, et d’autre part, les différents modes de gouvernement
possibles.
Il est aussi
pratique, puisque nous avons l’équation « vote = démocratie », d’appeler à
voter pour tenter de légitimer des options n’ayant vraiment rien de
démocratique. C’est un truisme de rapper qu’Hitler a été porté initialement au
pouvoir par une élection juridiquement régulière. C’est aussi un procédé qui a
été largement utilisé de manière caricaturale dans le passé par les soit disant
démocraties populaires et qui est encore continuellement utilisé, plus
sournoisement il est vrais, sous nos latitudes.
*
Évoquons maintenant un quatrième problème, celui de l’effet des stratégies électorales.
Qu’il s’agisse
de valider un texte ou de choisir une personne, la dynamique des opinions
conduit ceux qui veulent exercer le pouvoir à une tactique de conquête du
centre [c’est à dire du neutre], nous dirions donc à la course vers la nullité.
D’un côté, les
candidats trop brillants sont exclus par leurs pairs de peur de leur faire de
l’ombre. Ceux d’entre vous qui avaient eu le loisir de voir l’émission de
télévision intitulée «le Maillon Faible» y auront certainement perçu une
caricature de ce phénomène bien réel.
D’autre part,
dans ce système, les différentes personnes sollicitant les électeurs et
souhaitant être élus, doivent évidemment rallier à leur nom le maximum de
suffrage. Le système artificiellement bipolaire actuellement en vigueur (mais
induit par la réalité logico-mathématique sous-jacente) permet à chacun de se
positionner sur des territoires socioculturels et éthico-philosophiques
théoriquement distincts (par exemple : populo-prolétarien travailleurs pro
justice & égalité d’un côté, aristo-bourgeois nantis pro-vérité &
liberté de l’autre). Pourtant, nous constatons régulièrement que, dans nos
contrées, quand l’un l’emporte, c’est en grappillant sur le territoire
conceptuel de l’autre.
En terme plus
simple, quand la gauche gagne c’est avec les voix de droites, quand la droite
gagne c’est avec les voix de gauche. Nous avons là un biais très grave qui
induit une frustration systématique du corps électoral et le conduit à une
défiance rampante dont les conséquences pourraient être à terme gravissimes.
*
Voici un
cinquième problème : la très forte suspicion d'obsolescence que les électeurs
et plus généralement les peuples commencent à percevoir. Disons simplement que
le système se ringardise.
Que penser en
effet d’un un procédé inventé et élaborée a des époques où n'existaient ni
l'éducation de masse, ni les média grand public, ni les moyens de communication
moderne ? Que penser d’un procédé mis au point pour un petit groupe, une élite
de citoyens libres dans des cités où la majorité des personnes présentes
étaient exclues des décisions car soit esclaves, soit barbare, soit du sexe
féminin et où les décisions prises concernaient uniquement la cité elle-même ?
De plus, en
pratique, le vote d’une décision devait à l’époque pour être légitime être
précédé d’un débat effectif. Ce débat permettait à chacun d’exprimer ses idées,
et dans un monde idéal, de tendre vers une forme de consensus ou tout le moins
vers l’établissement d’une nette majorité garante, comme nous l’avons vu
précédemment, de la légitimité de la décision...et donc garante en définitive
de l’inutilité concrète du vote car tout le monde se trouvait rangé au même
avis. Disons ici, pour caricaturer, que le vote fonctionne lorsqu’il ne sert à
rien.
Nous convenons
de nos jours que, pour être légitime, ce débat doit être mené entre citoyens
bien instruits, bien éduqués, bien formés et impartiaux et relayé par des média
honnêtes, indépendants et non manipulés. Même si, charitablement, on pourrait
admettre à la rigueur que l’éducation nationale et les média répondent plus ou
moins à leur mission, les citoyens réels, eux, ne sont jamais impartiaux. La
quantité d’information disponible produit un bruit de fond tellement intense
qu’il n’est pratiquement plus possible pour l’électeur potentiel d’en extraire
le moindre sens. C’est le bruit qui devient le signal.
Les médias se
sont constitués aujourd’hui en une caisse de résonance sélective. Ils
choisissent plus ou moins arbitrairement quelques informations risiblement ténues
qui seront mises en avant. Chaque organe commente, relaie et amplifie ces
micros évènement pour en faire des informations planétaires qui saturent sans
coup férir nos possibilités de jugement.
Comment peut-on
alors décider où porter ses suffrages puisque nous n’avons qu’une idée confuse
du monde ? Nous ne pouvons plus nous le représenter que comme un tintamarre
sans signification ni direction.
Nous devons
admettre que nous sommes bien loin du gouvernement d’une petite cité idéale et
belliqueuse à l’ombre du mont Olympe. Quelle chance à donc ce système de
pouvoir convenir à notre monde globalisé de plusieurs milliards d’habitants ?…
*
Un sixième
problème, évoqué succinctement plus haut, est posé par les rôles des minorités
agissantes en démocratie. Les groupes de pressions constitués, les « partis
élites » et leurs supplétifs les « idiots utiles » au sens Léniniste du terme, les
plus modernes ONG et autres associations ad-oc nous montre quotidiennement
combien ces groupes autoproclamés peuvent influer sur notre vie quotidienne,
lui nuire et la compliquer.
Les incroyables
immiscions des intérêts particuliers, des groupes de pression, des bureaux de
lobbying, des syndicats, des intérêts corporatifs en général dans les processus de prise de décision
collectives conduit à des dérives extraordinaires dans l’expression des
suffrages. Nous voyons sans cesse que la décision qui l’emporte, celle qui
parvient à obtenir la majorité des suffrages n’est pas celle qui a une chance
d’être conforme au bien commun mais celle qui ne heurte pas le plus de sensibilités
particulières.
*
Abordons un
septième point : l’obstruction à toute recherche d’un système meilleur. Le vote
majoritaire est tellement ancré dans notre mode de fonctionnement que nous ne
consacrons aucune énergie à tenter de le dépasser, à chercher quelque chose de
plus efficace, de plus adapté aux conditions du monde modernes.
Ces défauts
sont ressentis de plus en plus profondément dans le corps social qui réagit
soit en se détournant de la politique, soit en apportant ses suffrages ou ses
forces vives à des propositions antidémocratiques.
Le risque est que
le peuple, se défiant en définitive des valeurs même de la démocratie à cause
des défauts inhérents du suffrage universel, s’en remette à des systèmes de
gouvernement totalitaires ou à mon sens, pire encore pour un rationaliste tel
que moi, à des systèmes théocratiques. Un autre risque, peut-être plus inquiètant
encore, est qu’en l’absence de toute perspective meilleure, un groupe humain
surpuissant (politique, technologique et/ou financier) décide de prendre en
main la destinée de l’espèce humaine et impose sa vision du monde, ses valeurs
et ses méthodes à la planète entière.