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-"Bordel, où est ce que j'ai foutu le mode d'emploi de ces tubes de peinture ?" |
NR : Bonjour Zébulou, vous avez accepté de quitter quelques jours
votre ermitage doré afin de nous accorder une série d’entretiens exclusifs
autour des grandes questions qui ont jalonné votre itinéraire intellectuel. Nous vous en remercions chaudement.
ZL : De rien, je commençais à m’emmerder ferme dans ma résidence sous les
tropiques et j’ai atteint le niveau 7568 de Candy Crush. Je sature un peu.
Votre invitation tombe à pic.
NR : Vous êtes trop aimable. Voici donc une première question, tirée
de vos réflexions de jeunesses : l’histoire
progresse-t-elle ?
ZL : La véritable question serait, « l’Histoire (notez la
majuscule) a-t-elle un sens ? » Le mot « sens » étant ici
pris dans l’acception de direction, de but. C’est une question que les
marxistes se sont longtemps appropriée mais qu’il est aujourd’hui possible
d’aborder sans dogmatisme.
NR : C’est heureux !
ZL : En effet, le matérialisme historique considérait que la
succession des événements, ce que nous appelons ici l’histoire, était
déterminée quasi mécaniquement par un certain nombre de phénomènes (la
dialectique, la praxis, la lutte des
classes, l’économie considérée comme scientifique…). Cette mécanique implacable
aurait provoqué une succession d'événements prévisibles dans leurs principes
conduisant logiquement à la réalisation de la société sans classe (en passant
par la dictature du prolétariat).
NR : Un genre de scientisme en fait, une croyance naïve en
l’omnipotence de la science.
ZL : Exactement, mais comme l’a démontré dès le début du XX° siècle le
très grand, l’immense mathématicien Henri Poincaré, il est totalement
impossible de prévoir l’évolution d’un système qui a plus de trois variables
indépendantes. Cela aurait dû suffire pour que les marxistes admettent que le
sens de l’Histoire était un leurre. Les sociétés humaines sont régies par un
très grand nombre de paramètres indépendants qui conduisent inévitablement à
des évolutions à caractères chaotiques (au sens mathématique du terme).
NR : Est-ce à dire que, par nature, toutes les sociétés humaines
finissent dans le chaos ?
ZL : Absolument pas ! Cela signifie simplement que l’évolution des sociétés humaine n’est ni
prédictible ni même modélisable, un peu comme le climat. Les grand nombre de
variables entrant en jeu produisent des résultats dépendants fortement des
conditions initiales. Une minuscule modification de ces conditions provoque
d’énormes divergences. Toute tentative de prévision est donc totalement vaine.
Prétendre que l’histoire aurait un sens est une erreur ou, plus probablement,
une escroquerie intellectuelle.
NR : Voulez-vous dire que les défenseurs du matérialisme historique
savaient que les bases théoriques de leur idéologie étaient minées mais
qu’ils ont tout de même promus la dictature du prolétariat ?
ZL : Je n’en sais rien, mais c’est plus que probable. Ces gens-là
n’étaient pas que des imbéciles et certains d’entre eux étaient même des génies
dans leur genre.
NR : Mais le fait que le matérialisme historique ne fonctionne pas
condamne-t-il pour autant l’idée qu’il y ait un sens de l’histoire, une
progression ?
ZL : Il ne faut pas confondre progrès et progression. Les sociétés
humaines évoluent, elles changent… on peut certainement considérer que dans
certains cas, à certaines périodes, elles progressent. Mais c’est tout de même
un jugement de valeur. Ce qui est considéré comme bien à certaines époques
n’est plus du tout acceptable dans d’autres. Prenez comme exemple l’allongement
de l’espérance de vie et la réduction de la mortalité infantile dans toutes les
sociétés dans le cours du vingtième siècle. Ce sont, pensez-vous, d’indéniables
progrès.
NR : En effet, ce sont des progrès extraordinaire difficilement
contestables.
ZL : Pourtant imaginez que dans quelques décennies, les tenants de la
deep écologie aient réussi à ce que leurs idées soient devenues la norme :
ce que vous percevez comme un progrès, la multiplication du nombre d’êtres
humains seraient alors considérée comme un terrible affront à Mère Nature, une
chose terrible et haïssable.
NR : Je vois ce que vous voulez dire… l’histoire est déterminée à
postériori.
ZL : « L'histoire est écrite par les vainqueurs » avait dit Robert Brasillach en son temps… Il
est aisé, à postériori, de considérer que l’histoire aura eu un sens, mais à
l’instant où nous vivons les événements, ce sens nous est caché
NR : Mais pouvons-nous influer sur le cours des évènements ?
Pouvons-nous infléchir ce flux pour qu’il adopte une direction plus conforme à
nos valeurs, à nos aspirations ?
ZL : Oui, et c’est le côté
paradoxal de la dépendance aux conditions initiales : de minuscules
actions peuvent avoir d’énormes effets. En politique, en économie, en
polémologie, en marketing, des actions de faibles amplitudes peuvent obtenir
des résultats extraordinairement grands… le problème c’est qu’il est tout à
fait impossible de pronostiquer ces résultats… qui peuvent même être inverses à
l’effet recherché.
NR : Merci Zéboulou, pour ce moment extraordinaire. Nous nous
retrouverons pour de nouveaux
entretiens.
ZL : Avant de vous quitter, je voudrais vous donner une autre raison à
l’impossibilité de prévoir l’Histoire. Je veux évoquer l’effet de boucle
récurrente : si vous trouviez le moyen de prévoir les événements et que
vous communiquiez sur cette prévision, la prévision elle-même deviendrait une
part des événements et en modifierait donc le flux. Ceci créerait une boucle sans fin. La conclusion de cette expérience de pensée est toute simple : si quelqu’un parvenait à prédire les événements historiques, alors, le déroulé des événements ne pourrait plus être celui prévu et donc les événements n’auront
pas été au final anticipés. Ceci démontre l’inanité de toutes les prédictions
publiées dans les domaines économiques, politiques, sociale…et en
« sciences » humaines en général.
NR : Merci Zébulou, nous vous donnons donc rendez-vous bientôt pour un
nouvel entretien.
ZL : C’est-à-dire que je n’avais pas tout à fait fini. Je vous aurais
bien parlé des méfaits de la moyennisation, de l'incomplétude des systèmes formels et des cygnes noirs, mais puisqu’il
semble que votre temps de cerveau disponible ait atteint sa limite, je vous dis à la prochaine.